Orbite d’Hela, 2727
Scorpio fit coulisser un lourd volet de métal, révélant un petit hublot ovale. La vitre éraflée, rayée, était aussi épaisse et sombre que du caramel brun. Il s’effaça pour laisser regarder les autres.
— Il va falloir que vous fassiez la queue, dit-il.
Ils étaient dans une section en apesanteur du Spleen de l’Infini. C’était la seule façon de voir les moteurs pendant que le bâtiment était en orbite, les sections en rotation du bâtiment qui procuraient la gravité artificielle étant placées trop loin, au cœur de la coque, pour en permettre l’observation. Si les moteurs avaient été poussés à leur accélération habituelle de un g afin de fournir l’illusion de la gravité au vaisseau tout entier, ils n’auraient pu rester en orbite autour d’Hela.
— Nous aimerions les voir à l’allumage, si c’est possible, demanda le frère Seyfarth.
— Ce n’est pas une procédure autorisée quand on est en orbite, répondit Scorpio.
— Juste un instant, insista Seyfarth. Et inutile de les pousser à pleine puissance.
— Je croyais que vous vous intéressiez surtout aux armes défensives.
— Oui, aussi.
Scorpio porta son bloc-poignet devant sa bouche.
— Je voudrais une accélération de poussée, contrée par les réacteurs directionnels. Je ne veux pas que ce vaisseau bouge d’un pouce.
L’ordre fut exécuté presque instantanément. En théorie, l’un de ses hommes aurait dû répercuter l’instruction au système de commande du vaisseau, après quoi le capitaine Brannigan aurait décidé ou non de l’exécuter. Mais il soupçonnait le capitaine d’avoir mis les moteurs à feu avant même d’en avoir reçu l’ordre.
Les moteurs rugirent et le grand vaisseau frémit. Derrière le hublot noirâtre, le cône d’éjection ressemblait à une égratignure blanc violacé – visible parce que les modifications apportées aux propulsions afin de les rendre furtives avaient été coupées alors que le Spleen de l’Infini était en approche finale du système. À l’autre bout de la coque, des batteries de fusées conventionnelles à fusion équilibraient la poussée des moteurs principaux. La vieille coque grinçait et gémissait comme une énorme bête vivante alors qu’elle absorbait les forces de compression. Scorpio savait que le vaisseau pouvait encaisser des tensions beaucoup plus violentes, mais il éprouva une pointe de soulagement quand la propulsion fut coupée. Il ressentit une petite secousse, preuve d’un infime manque de synchronisation entre la coupure des moteurs à fusion et l’allumage des propulsions, mais tout cela se passa sans un mouvement. L’immense protestation saurienne de la carcasse du vaisseau malmené s’estompa comme un tonnerre lointain.
— Ça vous va, frère Seyfarth ?
— Je pense, répondit le chef de la délégation. Ils ont l’air en excellent état. Si je vous disais à quel point il est difficile de trouver des propulsions conjoineurs en bon état, maintenant que leurs fabricants ne sont plus des nôtres, vous ne me croiriez pas.
— On fait ce qu’on peut, répondit Scorpio. Bon, en réalité, ce sont les armes qui vous intéressent, pas vrai ? Alors, je vais vous les montrer, et on dira que ça suffit pour aujourd’hui, d’accord ? Nous aurons tout le temps de nous livrer à des examens plus détaillés par la suite.
Il en avait marre de parler pour ne rien dire, marre de faire faire le tour du propriétaire à ces vingt intrus.
— En réalité, fit le frère Seyfarth quand ils eurent réintégré l’une des sections en rotation, nous nous intéressons plus aux moteurs que nous ne vous l’avions dit.
Scorpio sentit ses poils se redresser sur sa nuque.
— Vraiment ? fit-il.
— Oui, acquiesça Seyfarth avec un hochement de tête en direction de ses dix-neuf acolytes.
Dans un mouvement coulé évoquant une souple chorégraphie, les vingt délégués portèrent chacun la main à une partie de leur scaphandre, se dépouillant de différentes parties de leur cuirasse, comme si elles étaient munies de ressorts. Les coques rigides tombèrent autour d’eux avec fracas, en piles désordonnées. Dessous, comme l’avaient fait apparaître les scans, ils ne portaient que de légers justaucorps.
Il se demanda ce qui lui avait échappé. Aucune arme n’était encore visible.
— Frère, dit-il. Réfléchissez bien à ce que vous faites.
— C’est tout réfléchi, répondit Seyfarth.
Il s’agenouilla, aussitôt imité par ses confrères, et leurs mains gantées farfouillèrent avec une rapide efficacité dans les pièces répandues à terre.
Il se releva en brandissant un objet coupant, de forme aérodynamique. Un bout de scaphandre incurvé, au bord tranchant. Seyfarth se releva sur un genou et eut un mouvement de poignet. Le projectile traversa l’air avec un ronflement, en tournant sur lui-même comme un boomerang. Scorpio entendit le chop, chop, chop de son approche furtive. La fraction de seconde que dura son vol s’étira à une éternité subjective. Une petite voix plaintive lui disait depuis le début que c’étaient les scaphandres. Il était tellement convaincu qu’ils devaient cacher quelque chose, il avait tellement cherché à voir ce qu’il y avait dessous, qu’il n’avait pas pris garde aux scaphandres proprement dits.
C’étaient les scaphandres qui étaient les armes.
L’objet qui tournoyait dans le vide se planta dans son épaule, traversant la chair et le cuir, et l’épingla à la paroi cannelée, visqueuse, de la coursive, contre laquelle la brutalité de l’impact l’avait plaqué. Il se débattit, en proie à une souffrance atroce, mais il était fermement cloué là.
Seyfarth se releva, tenant dans chaque main une arme tranchante. Il n’y avait rien d’improvisé là-dedans : leur profil était trop épuré, trop bien calculé pour ça. Les scaphandres avaient été conçus pour s’ouvrir selon des lignes minutieusement calculées, tracées avec une précision de l’ordre de l’angström.
— Je suis désolé d’avoir dû faire ça, dit-il.
— Vous êtes un homme redoutable.
— Si j’avais voulu vous tuer, vous seriez mort.
Scorpio savait que c’était vrai. Le naturel avec lequel Seyfarth avait lancé l’arme dans sa direction trahissait l’aisance avec laquelle il l’utilisait. Il aurait aussi bien pu lui trancher la tête.
— Mais j’ai préféré vous épargner. Et votre équipage aura la vie sauve aussi, s’il coopère avec nous.
— Personne ne coopérera avec qui que ce soit. Et vous vous croyez peut-être malins, mais vous n’irez pas très loin avec vos couteaux.
— Ce ne sont pas de simples couteaux, rectifia Seyfarth.
Derrière lui, deux des délégués adventistes se relevèrent. Ils tenaient entre eux une sorte de radeau constitué à partir de leurs bouteilles d’air comprimé. L’un d’eux pointa l’embouchure d’un tuyau vers Scorpio.
— Montrez-lui, ordonna Seyfarth. Juste pour lui donner une idée.
Une flamme de cinq ou six mètres jaillit en rugissant de l’embout. Le panache incurvé calcina la paroi de la coursive, faisant cloquer la surface. Le vaisseau poussa un nouveau gémissement. Puis la flamme disparut, et l’on n’entendit plus que le sifflement du carburant qui s’échappait du système.
— Tiens, en voilà une surprise, fit Scorpio.
— Faites ce que nous vous disons, et nous ne ferons de mal à personne, lança Seyfarth.
Derrière lui, les autres délégués regardaient autour d’eux : ils avaient entendu le gémissement. Peut-être pensaient-ils que le vaisseau se calait après l’allumage de la propulsion, grinçant comme une vieille baraque après le coucher du soleil.
Le temps passa. Scorpio se sentait étrangement calme. Peut-être un effet de l’âge, se dit-il.
— Vous êtes venus vous emparer de mon vaisseau ? demanda-t-il.
— Pas le prendre, seulement l’emprunter un moment, rectifia Seyfarth avec une insistance emphatique. Quand nous aurons fini, vous pourrez le récupérer.
— Je pense que vous avez choisi le mauvais vaisseau, fit Scorpio.
— Au contraire, rétorqua Seyfarth. Je pense que nous avons pris exactement celui qu’il faut. Maintenant, soyez un bon petit porcko, restez bien tranquille, et nous resterons bons amis.
— Quoi, vous êtes vingt et vous espérez sérieusement vous emparer de ce bâtiment ?
— Non, fit Seyfarth. Ce serait complètement stupide, hein ?
Scorpio tenta de se libérer. Il ne pouvait pas suffisamment remuer le bras pour amener son bloc-poignet devant son visage. L’arme l’avait trop bien épinglé. Il tenta de bouger, mais la douleur fut atroce. C’était comme si on lui tordait des bouts de verre dans l’épaule. Et il fallait que ce soit celle qu’il s’était brûlée…
Seyfarth secoua la tête.
— Je vous avais dit d’être bien gentil, je crois, non ?
Il s’agenouilla pour examiner une autre arme, une sorte de dague, cette fois, et s’approcha lentement de Scorpio.
— Pour vous dire la vérité, je n’ai jamais beaucoup aimé les porckos.
— J’en suis le premier désolé.
— Quel âge avez-vous, quarante, cinquante ans ? C’est assez vieux, non ?
— Assez pour vous pourrir la vie, mon pote.
— Ça, c’est ce qu’on verra.
Seyfarth planta sa dague dans l’autre épaule de Scorpio, qui poussa un jappement de douleur : un couinement strident qui ne ressemblait en rien à un cri humain.
— Je ne peux pas dire que je connaisse parfaitement l’anatomie des porckos, fit Seyfarth. Mais si je m’y suis bien pris, je n’ai rien atteint d’irrémédiable. Quand même, à votre place, j’essaierais de ne pas trop me tortiller…
Scorpio essaya de bouger, mais y renonça avant que des larmes de douleur ne l’aveuglent. Derrière Seyfarth, deux autres délégués testaient leur lance-flammes. Puis le groupe se divisa en deux et s’enfonça dans le vaisseau, laissant Scorpio seul.